
Entretien réalisé avec avec F. Chamaraux, réalisé le 3 février 2022.
Photos Bonmatin@CNRS
– Comment te présenterais-tu ?
Jean-Marc Bonmatin : Je suis chercheur au CNRS et je me définis comme un chimiste-toxicologue. J’ai 35 ans de recherche derrière moi, ou 38 ans en incluant la thèse. J’ai une formation de physicien, qui a dérivé vers la chimie et la biologie pendant ma thèse. Donc je me situe à l’interface des disciplines. Je m’intéresse à divers domaines, j’attrape un fil, je le tire, et cela amène à l’action suivante. Je me définis comme un farfouilleur, un curieux. Car je considère qu’il faut une approche « holistique », mettant en lien plusieurs disciplines, pour résoudre les grands problèmes de notre société, comme le cancer ou l’impact des pesticides.
– Tu as consacré une partie de tes travaux aux in ecticides néonicotinoïdes.
J’ai commencé mes recherches en étudiant les molécules qui tuent, comme les venins et toxines. Car en comprenant comment cela tue, on a accès aux mécanismes de la vie pour la préserver ! Et un jour, en 1998, un collègue m’a parlé des pesticides néonicotinoïdes, soupçonnés dans le phénomène de dépopulation des ruches. Nous avons alors passé vingt ans sur ce sujet. Nous avons confirmé les effets délétères des néonicotinoïdes sur les abeilles et montré que ces effets s ’ étendent plu s généralement à tous les invertébrés, et finalement à toute la chaîne alimentaire — donc jusqu’à nous les humains. Et tout cela à l’échelle de la planète. Nos travaux ont abouti à l’interdiction de ces insecticides au niveau européen. Mais il aura fallu vingt – cinq ans de démonstrations pour que ces décisions soient prises.
– Quel est ton travail, concrètement ?
Mon domaine premier, c’est l’analyse chimique, c’est-à-dire la détection de produits en très faibles quantité. En début de carrière, je travaillais à la paillasse pour préparer des expérimentations : échantillonnage, préparation, purification, détection, interprétation des résultats. Des expériences très fines car on cherchait à détecter des milliardièmes de gramme. Or on ne savait pas faire cela dans les années 90. Nous avons alors pris le sujet à bras-le-corps, développé des techniques nouvelles, et nous avons gagné un facteur 100 et davantage pour déceler ces très faibles concentrations. Les protocoles que nous avons développés ont été largement exploités ensuite. Compliqués et coûteux, ils sont indispensables pour établir des mesures fiables et robustes. Car on n’interdit pas un pesticide sur la base d’une simple présomption, mais sur des preuves irréfutables. Nous avons donc la fierté d’avoir mis sur pied une spectrométrie de masse très performante. Dans certains milieux industriels, on estime que je suis capable de tout détecter ! D’ailleurs, je figure dans les « Monsanto papers » : ils m’ont classé comme chercheur « à risque », car ils me reconnaissent une très forte crédibilité scientifique.
– Un beau compliment !
Oui ! J’ai peut-être été mieux noté par Monsanto que par le CNRS, finalement !
– Et maintenant, en fin de carrière, en quoi consistent tes journées ?
Je n’expérimente plus moi-même. Je fais appel aux mains plus adroites des autres, et je suis pas à pas ce qu’ils font. J’utilise mes connaissances générales pour mener des projets qui me paraissent essentiels, pour trouver des financements et des collaborations, chercher des solutions en cas de difficultés, valoriser les résultats, et porter ces résultats vers la société. Par ailleurs, j’ai été amené à prendre des positions d’expertise pour certains organismes — nationaux, comme l’Institut de l’abeille, l’ANSES, et internationaux, comme l’OCDE et l’IUCN. Je suis également vice-président de la « Task force internationale sur les pesticides systémiques », qui rassemble près de 70 scientifiques indépendants (sans liens d’intérêt) de 25 pays sur 4 continents, et de toutes les disciplines. Enfin je m’implique dans HOLIMITOX qui s’intéresse à la mitotoxicité et aux fongicides SDHI. Je m’intéresse encore à d’autres choses, comme la pollution de l’air, etc. C’est mon côté « farfouilleur » !
– Qu’entends-tu par « porter les résultats vers la société » ?
D’abord publier dans des journaux scientifiques reconnus. Ensuite, transposer ces résultats pour la compréhension de tous. J’écris des articles de vulgarisation et donne des conférences : pour le grand public, pour les régulateurs, et même pour les gouvernements, qui sont amenés à prendre une décision que je souhaite éclairée pour le bien des citoyens. Il faut des concepts compréhensibles par tous, car ces thèmes aux enjeux énormes intéressent tout le monde. L’écroulement de la biodiversité est aussi grave que le bouleversement climatique. Cela va même plus vite.
– On t’a accusé d’être « militant ». Mais tu te dis « engagé ». Quelle est la différence ?
Les gens qui m ’ accusent de « militantisme » veulent dire ceci : « Vous avez une idée, et vous allez chercher une expérience qui va dans le sens de votre idée ». Ils disent, finalement, que j’ai déjà la conclusion en tête avant de faire des expériences. Donc, en recherche, quand on accuse quelqu’un de « militantisme », on l’accuse de manquer d’intégrité. L’engagement, que je revendique, c’est totalement différent. Je fais des expériences, et au fil des résultats, je me forge pas à pas une conviction argumentée sur une base purement scientifique. Et si mes travaux confortent la justesse de cette conviction, et si cette conviction atteint un haut niveau de certitude , j ’ ai un devoir — de fonctionnaire et de citoyen — d’alerter. Je prends donc le rôle du lanceur d’alerte, dans le cadre des fonctions pour laquelle j’ai été mandaté. Selon l’importance de l’alerte, je vais déployer des moyens de plus en plus élevés, jusqu’à interpeller des politiques et des gouvernements. Bien sûr, il y a le retour de bâton, parce que le lanceur d’alerte n’est pas si protégé qu’on croit ; j’en ai pris plein la figure par le passé ! Donc, non, je ne suis pas « militant » au sens donné plus haut. Mais « engagé », oui, car j’ai un devoir d’engagement. Si je n’accomplissais pas ce devoir, je faillirais à ma mission. Car j’ai été recruté pour faire de la recherche utile à la société, et cette mission m’oblige. Quand j’ai commencé avec les problèmes de pesticides en 1998, une vieille dame m’a écrit. Elle m’a avoué qu’elle avait volé une fleur de tournesol dans un champ pour récupérer les graines pour ses oiseaux ; et deux jours après, les oiseaux en étaient morts. Et elle a écrit : « Je serai peut-être morte quand vous aurez abouti, mais s’il vous plaît, continuez vos recherches ». Ma motivation se trouve aussi ici, avec cette dame.
– Tu dis « en avoir pris plein la figure » avec le dossier des néonicotinoïdes. Est-ce toujours le cas ?
J’ai subi des pressions, des procès, que j’ai gagnés, mais qui ont occupé mon énergie ailleurs que sur la science. Les dix premières années, c’était difficile. Et puis j’ai acquis une certaine notoriété, et on n’ose presque plus m’attaquer. Cela arrive parfois. Par exemple, tel ou tel blogueur essaie de décrédibiliser nos recherches, mais j’ai pris du recul, je reste serein.
– Pour toi, qu’est-ce qu’un bon ou une bonne chimiste ?
Avant tout quelqu’un de curieux et à l’écoute des attentes de la société. Une personne qui s’oblige à rester libre d’esprit, qui peut adhérer à de nouveaux concepts critiques et pas évidents au départ. Quelqu’un autant fasciné que méfiant sur les molécules. Quelqu’un qui ne doit pas regarder un problème par le petit trou de serrure, mais qui va ouvrir la porte, se plonger dans la pièce, et considérer que les autres disciplines sont tout aussi intéressantes que la sienne. Quelqu’un qui doit avoir la modestie de se dire qu’en solitaire ça ne marchera pas, qu’il faut collaborer. C’est l’objectif qui compte, pas ce que je fais personnellement. Dans l’immense escalier de la connaissance, je taille une petite marche de rien du tout, mais qui sera ajoutée à toutes les autres marches de mes collègues scientifiques.
– Quels changements as-tu observés en 30 ans dans ton métier ?
Il y a des sauts technologiques, comme l’informatique bien sûr. Et les progrès de la connaissance vont de plus en plus vite. D’où la nécessité de se tenir informé, mais aussi de prendre du recul, de regarder la science plus globalement. Quand j’ai commencé, la toxicologie était compartimentée . On parlait de toxicologie de l’abeille, de toxicologie de la grenouille, de l’humain, etc.. Maintenant, avec la démarche « One Health », on sait que la santé de l’environnement, des animaux sauvages ou domestiques, est liée à notre santé. Le covid a montré cela : on ne peut pas ignorer la santé de la chauve-souris indépendamment de la santé humaine.
– Quel est ton rôle dans HOLIMITOX ?
Dans HOLIMITOX, qui s’intéresse aux pesticides SDHI, j’apporte mon expérience acquise avec les néonicotinoïdes, qui pourra se révéler utile. Car il existe des similitudes dans les grandes questions de ces deux dossiers : à quoi sert le pesticide, qui l’utilise et pourquoi, quel est le risque, peut-on faire autrement, que sait-on, que ne sait-on pas, etc. Une histoire analogue se rejoue, pas forcément avec les mêmes conclusions, mais avec la même problématique liée au mode d’évaluation, et au fait que les intérêts économiques s o n t e n c o n fl i t a v e c l e s c o û t s écologiques et humains.
– Qu’est-ce qui est le plus difficile dans ton métier ?
C’est de sans cesse se dire : « Ce n’est pas grave si on échoue, il faut continuer ». Je parle ici d’échec au niveau du transfert de la science vers la décision. On amène des preuves indiscutables de conséquences inacceptables, et les décisions tardent, et parfois n’arrivent jamais. D’autres considérations priment – notamment économiques. Je cite l’exemple de la France qui a interdit tous les néonicotinoïdes, puis qui accorde une dérogation pour la betterave. Mais je sais qu’un jour, devant certains changements très graves , les considérations économiques auront moins de valeur ; et là, la biodiversité, le climat, la santé passeront d’abord. Mais j’ai peur qu’il soit bien tard.
– Qu’est-ce qui te motive dans ton métier ?
Quand tu fais ce métier correctement, tu reçois une reconnaissance des collègues . Tu reçois aussi une reconnaissance plus générale des gens qui t’entourent : lorsqu’on te dit « Tu œuvres pour le bien commun », c’est très valorisant. Je parle là de reconnaissance de personne à personne , pas institutionnelle… Et cela peut aller loin. Je discute dans le train, je parle de ce que je fais, et les gens me renvoient une image très positive de mon métier, c’est ça aussi qui me motive. Tout le monde n’a pas cette chance. Bien que toutes mes recherches m’amènent vers le pessimisme, je reste foncièrement optimiste. Homo sapiens n’est qu’un élément de la Nature, et sans nous la Nature s’en sortira. Elle ne demande qu’une chose, c’est qu’on lui f… la paix ! Si on y arrivait, on vivrait de façon harmonieuse. Il y a bien assez d’espace et de ressources pour cela.